Le khalam (3/3)

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Sa fidélité naturelle l’engage envers un seul partenaire pour toute la durée de sa vie.

Les petits naissent à la saison tiède, environ tous les deux cycles. C’est également le temps qu’il faut à leurs parents pour les élever. En effet, ils naissent nus, aveugles, et très gauches dans leurs mouvements, spasmodiques, qui semblent de pauvres tentatives de se prouver à eux-mêmes qu’ils sont en vie, tant ils ressemblent à s’y méprendre à de petits galets taillés.

Leurs parents les réchauffent, les lavent et les nourrissent, les entraînent à la chasse, et les ouvrent au monde. Un petit khalam enlevé trop jeune à ses parents ne pourra jamais communiquer avec son maître, et deviendra dangereux, ses parades défensives devenant imprévisibles.

Le khalam fait des vocalises régulièrement, souvent le soir, en couple et avec ses petits s’il est accompagné. Je suppose qu’ils entretiennent leur organe vocal et leur gorge, au cas où ils devraient parader, mais ils communiquent sûrement aussi d’une famille à l’autre. Dans certains villages qui ont adopté ces créatures depuis quelques temps, vous pouvez assister au crépuscule à un étrange festival de longs grognements rauques, de raclements, de gémissements un peu lugubres et de consonnes scandées, t t t, fff, ss ss. C’est le chant des khalam. Ce peut être déroutant, mais c’est incomparable avec l’horreur pure que peut générer leur cri défensif, et cela ne vous gênera pas plus que de vivre près de la forêt.

 

Relevé d’étude de nos voisins mystérieux , Riliann Steliar.

Origine (2/3)

« Les rêves de Laïlo t’ont conduit à moi, être de terre. Iel t’a voulu son instrument, mais tu seras le mien. »

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Au bout des bras puissants, Mildenn découvrit une entité qui lui ressemblait, bleue, la tête couronnée de roches vivantes, de grands yeux noirs et des jambes plus longues se terminant non pas par des pieds comme lui mais par des doigts reliés entre eux par une fine peau translucide qui lui donnait plus d’aisance dans ces flots. Mildenn remarqua que même s’il voyait ce corps en son entier, celui-ci ne connaissait pourtant pas de réelle limite, et qu’en fait lui-même baignait en cet être.

 

« Je serai Mildenn. Je suis maintenant. Je ne fus rien, qu’une balle de terre. Et toi, qui es-tu ?

 

– Je suis Ulepal. Je suis le gardien des mers, et je fais partie d’elles. Je suis leur père, je suis leur maître. Mon pouvoir est puissant, et comme tous, tu dois t’y plier. Mon armée est grande, et je punirai Laïlo, qui croit pouvoir avancer son royaume sur le mien. »

 

Fluide comme l’onde claire, Ulepal tourna autour de Mildenn, que l’air gardait de son côté.

 

« Les rêves de Laïlo t’ont conduit à moi, être de terre. Iel t’a voulu son instrument, mais tu seras le mien. Ton corps est beau et me parait fort. Rejoins mon armée, nous serons plus puissants que l’ennemi ! »

 

Pressé de questions, son esprit s’éveillant au doute, Mildenn ne savait que répondre.

 

Ulepal n’a jamais attendu. S’il changeait aussi souvent d’avis, il était déjà obstiné et audacieux. Sans laisser le temps à Mildenn de choisir son destin, il l’entoura à nouveau de ses bras liquides, et sa force incommensurable entraîna l’entité sous l’eau. A nouveau, l’air voulut fuir, mais cette fois, ce fut pour lui porter secours. Mildenn fut soulevé hors des flots par une force invisible, arraché à l’étreinte d’Ulepal. Tout était noir autour de lui, et il s’éleva loin du territoire des mers, enveloppé de douceur. Une voix forte se fit entendre :

 

« Ne crains rien, Mildenn. Je suis Oelynn, je suis le vent qui souffle en toi, et tout autour. Je manie les airs et le ciel. Ulepal t’a donné la vie, mais c’est Laïlo qui t’a espéré. Je te ramène en sa demeure. »

 

Porté par les airs, Mildenn sentit bientôt le sable doux et mou sous ses pieds. Oelynn s’éloigna, avec les nuages noirs qui encombraient le ciel. Mildenn sentait toujours sa présence rassurante à ses côtés, qui le poussait vers le palais de pierre.

 

Le khalam (2/3)

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Le khalam peut apporter bien plus que protéger vos récoltes des petites créatures qui voudraient y goûter. S’il est effrayé, il ne fuira pas, mais se tiendra parfaitement immobile. Son corps si flexible, presque mou, deviendra dur comme le plus solide des rocs, si ce n’est qu’il ne se briserait pas en chutant. Lorsqu’il est sous cette forme, le seul moyen de l’anéantir est de l’étouffer, en le noyant ou en l’enfumant. Je pense qu’une telle rigidité vient d’une forte tension qu’il imprime à ses muscles et à son sang. Son petit cœur et son souffle deviennent imperceptibles, et ses yeux paraissent devenir plus grands encore, gigantesques sur ce corps raidi.

Vous pouvez entraîner un khalam pour repousser toute personne inconnue en dehors de votre cercle d’amis. Si la menace s’avère confirmée pour lui, il poussera un long cri, extrêmement puissant. Je ne sais pas encore d’où il tire une telle force, mais ce cri peut durer plusieurs tours. On m’a rapporté des cas de surdité et de grandes douleurs de l’oreille à une proximité trop immédiate du khalam en parade défensive. Autre avantage, ce cri peut être entendu à de nombreuses lieues. Initialement utilisé par l’animal pour communiquer un danger à ses semblables, ce cri fera fuir les indésirables et vous alertera sans aucun doute, ainsi que les autorités.

Un khalam pourra vous accompagner entre dix et quinze cycles en moyenne, avec des compétences de garde et de chasse presque égales quel que soit son âge.

Relevé d’étude de nos voisins mystérieux , Riliann Steliar.

Origine (1/3)

« Qui es-tu ? »

 

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Il est dit que Laïlo, une nuit, s’endormit d’épuisement, une balle de terre qu’iel modelait dans sa grande main. Ses longs doigts s’affaissèrent et la balle roula le long de sa chevelure étendue, roula le long de ces fils dorés. Sa chute l’accéléra, et la balle parcourut l’immense chambre de pierre, longeant ses minerais brillants, récupérant au passage le sable iridescent qu’ils laissaient au sol. Ne semblant plus pouvoir s’arrêter, grandie par le cadeau des pierres, la balle roula au dehors du palais, entraînée par la pente de ses couloirs, pour bondir dans les grands champs aux grains mûrs qui le bordaient. Au passage de la balle, des graines vinrent s’y piquer, grossissant l’amas de terre et de poussières minérales. Loin de la ralentir, ce fut comme si la balle n’en devenait que plus forte, comme mue par un pouvoir incoercible, bien qu’inconscient. La balle roula toujours, traversant encore une forêt, jusqu’à la plage, pour finalement s’engloutir dans les flots. Elle s’y gorgea d’eau, grossit, et soudain prit vie.

La terre, la pierre, le grain et l’eau combinèrent leurs forces pour se muer en une seule entité, qui avait maintenant conscience d’elle-même. Elle se nomma, Mildenn. Elle constata qu’elle avait des yeux pour voir, des bras et des jambes qu’elle pouvait mouvoir. Elle sentit qu’il manquait encore quelque chose. Loin après une membrane fluctuante, très haut au dessus d’elle, une lumière dansait, et Mildenn sentit qu’elle l’appelait.

L’entité poussa sur ses jambes, sur ses pieds, sur ses bras, au bout de ses mains, et s’éleva dans l’eau, pour crever cette gangue et jaillir à la surface. Une pression ouvrit sa bouche, l’air emplit son corps et le gonfla, lui donna sa voix et son espace, le complétant enfin. Un cri, rauque et grave, sortit de la gorge de Mildenn. Devant l’entité, loin, se dressait un grand palais, sur une surface émergeant des flots dans lesquels elle se trouvait. Elle voulut y aller ; l’air l’aidait à crever la pellicule, mais ses membres engourdis hésitaient dans les flots épais.

« Qui es-tu ? »

La voix venait de partout autour de Mildenn. De l’eau léchait son visage, entrait dans sa bouche, suivait les lignes de son corps, l’explorant dans le moindre détail.

De grands bras bleutés le saisirent à la taille, et l’enveloppèrent. Quand sa tête fut entraînée sous l’eau, Mildenn découvrit la peur. L’air n’aimait pas l’eau, et voulut quitter son corps, mais l’entité ne pouvait plus perdre ce morceau qui la constituait. Elle s’agita pour tenter de remonter, de s’arracher à ces bras qui la retenaient. Elle parvint à percer à nouveau la surface et respira la vie à plein corps.

« Qui es-tu, petit être, toi qui a besoin de l’air ? »

Le khalam (1/3)

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Ses grands yeux varient du gris au bleu, en passant par le vert et même le mauve. Sa fourrure fine et douce est couleur des lunes… Le khalam est une découverte récente, qui ne remonte qu’à une cinquantaine de cycles. Il est issu des forêts d’Ekoes, à la limite méridionale des îles d’Andaras. À l’origine plutôt arboricole, il se nourrit de petites proies volantes ou rampantes, qui auraient la malchance de se reposer un peu trop près de sa cachette. Discret et farouche de nature, il a longtemps vécu caché à notre regard, en marge de nos villages. Son corps fin et souple, ses pattes agiles et musclées, l’aident à se hisser et se glisser dans les plus improbables endroits, à la recherche du poste d’observation le plus confortable. Il s’y installera, parfois pour plusieurs tours de sablier, surveillant les alentours, ou se préparant à débusquer son prochain repas.
S’il a longtemps évité notre présence, le khalam a fini par accepter, à force de dons, de douces paroles et de confiance, de se laisser apprivoiser.

Il traitera son maître, qui serait davantage son compagnon ou son frère de table et de caresses, avec autant de douceur qu’il en aura reçu. Son attachement fidèle et généreux en fait un excellent allié.

 

Relevé d’étude de nos voisins mystérieux , Riliann Steliar.

Fin du voyage, aube de l’aventure

Seuls des esprits libres comme le sien, qui auraient payé le prix de leurs efforts et de leur sacrifice, pourraient comprendre, et méritaient de comprendre.

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En refermant derrière lui la porte barrant son bureau aux curieux de la maison, il soupira d’aise en s’appuyant contre le bois. Il était encore tôt. Aucun son ne faisait vibrer planches et plâtres de la demeure, sa famille dormant sûrement encore à poings fermés. Ces quelques tours de sablier étaient à lui.

 

Là, il n’entendait que la rumeur de l’océan tout proche, et les appels de quelques skells matinales. Il marcha pesamment jusqu’à la fenêtre rougeoyante de soleil levant, faisant rouler ses épaules, étirant sa nuque raidie, encore appesanti par le sommeil. Les lunes pâlies marquaient encore le ciel, et la lumière de l’astre du jour les teintait de nuances rose rouge, se reflétant dans les flots qui palpitaient doucement à l’horizon. Il savourait avec délice ce calme engourdissant, toujours nouveau pour lui.

 

Il restait persuadé que le temps qu’il lui restait à vivre ne lui suffirait pas pour s’habituer à tant de plénitude. Le silence lui offrait cependant un confort indéniable. Il pouvait se concentrer et enfin prendre du temps pour ses projets, lui qui avait toujours donné aux autres et au savoir.

 

Il avait si longtemps connu les clameurs des marins à n’importe quel instant du jour ou de la nuit, les grincements de son navire sous la houle, les appels de chaque créature croisée, le hurlement des vents d’Oelynn ou des flots d’Ulepal… Tous ces bruits rythmant son quotidien étaient devenus si familiers, malgré l’inquiétude qu’ils suscitaient parfois, qu’ils lui manquaient souvent maintenant. Chaque son appelait une image, parfois une fragrance, et toutes les îles qu’il avait approchées avaient éveillé ses sens d’une manière unique. A un point tel qu’il aurait pu les cartographier à partir de ses émotions.

 

Toute sa vie, il avait parcouru les mers, à la recherche du sens de celle-ci. Sa quête prit, au fil du temps, toutes sortes de formes : ce pouvait être le trésor oublié d’un brigand, les traités de science d’une grande bibliothèque, ou le plaisir d’une longue traversée sans but précis si ce n’est la découverte de flots encore inexplorés. Avec son second, il avait même inscrit de nouvelles terres sur les cartes des Terres Connues. Son rêve avait longtemps été de les étendre, mais son équipage et lui ne réussirent finalement qu’à les couvrir de nouvelles taches imprécises. Il s’était rendu à l’évidence qu’il laisserait cet ouvrage à d’autres, qui parviendraient peut-être un jour à faire grandir la notion même d’espace pour les cartographes, tant ces mers semblaient sans limites.

 

Si tout lui laissait globalement peu de regrets et beaucoup de bons souvenirs, quelque chose, pourtant, déclenchait toujours un pincement saisissant en lui, qui courait ensuite dans ses membres comme un frisson. Il savait avoir touché bien trop grand pour que lui seul puisse tout contenir. Ces secrets étaient trop lourds. Il ne pouvait en charger sa famille, de peur de la contraindre à un poids d’une telle ampleur qu’elle n’aurait les armes pour se défendre. La charge morale qu’il portait le terrifiait chaque fois que les distractions ne l’aidaient plus à fuir cette pensée. Comment être sûr qu’il ferait le bien en confiant ce savoir à des inconnus ? Seul un groupe soudé d’individus, sans mauvaises intentions il l’espérait, pourrait peut-être appréhender le cœur du sujet. Lutter suffisamment longtemps, éprouver sa détermination, faire preuve d’esprit, prouver assez de sagesse pour évaluer cette découverte, et ne pas l’utiliser pour faire le mal. Il pouvait seulement imposer ce chemin ardu à ceux qui suivraient, mais sans garantie d’un résultat heureux. Il avait conscience d’offrir comme de maudire avec ce don. Comme une qualité que l’on possède, comme une richesse, ceux qui le trouveraient pourraient en user pour leur compte ou pour le monde, afin de réaliser le meilleur ou commettre le pire.

 

Il savait qu’il avait fait au mieux, ou tout du moins avait fini par s’en convaincre. Ses voyages lui avaient par trop de fois montré que le Gouvernement n’était pas fiable pour qu’on le lui remette, pas plus que tous ces monarques, dont l’ambition de pouvoir plus ou moins visible lui semblait permanente. Seuls des esprits libres comme le sien, qui auraient payé le prix de leurs efforts et de leur sacrifice, pourraient comprendre, et méritaient de comprendre. Il soupira ; même si lui ne serait bientôt plus là pour le voir, il ne pouvait s’empêcher de trembler pour l’avenir, comme Lui avait dû prier et craindre en ces temps oubliés.

 

Il s’étira longuement, pensant peut-être ainsi chasser ces peurs de son corps vieilli, avant d’aller s’asseoir à sa table, constituée de l’établi qui avait voyagé en cabine avec lui tant de cycles. Il retrouvait ses pages où il les avait laissées, copiant inlassablement les mêmes feuillets. Tout serait bientôt terminé. Ce temps passé à parachever son plan trouverait enfin son sens. Il était heureux d’avoir pu mener ce chemin à son terme. C’était devenu, comme une évidence, le but de son existence. L’histoire de ces choses ne pouvait avoir de fin, et la sienne ne devait que permettre que le récit prenne un tournant. Le sens du virage l’inquiétait, mais il n’y pourrait bientôt plus rien. Avant de reprendre de l’encre sur sa tige de boklen pour signer, il se recula lentement pour relire sa page. Un rictus satisfait se dessina sur ses lèvres maigres devant ce texte qu’il avait passé un cycle complet à rendre suffisamment complexe pour éloigner les opportunistes. Ses lettres lui avaient en quelque sorte échappé, et étaient déjà devenues les prochaines gardiennes de son secret.

 

Tout à son œuvre, il n’avait pas entendu les pas s’approcher, mais la porte qui s’ouvrit lui fit lever les yeux. Sa nièce se trouvait dans l’embrasure et le regardait à la dérobée, comme si elle n’avait pas le droit de se trouver là. Attendri devant la petite léfenn de quatre cycles, son sourire s’épanouit derrière sa barbe grisonnante.

 

« Viens par ici, tu peux entrer tu sais. »

 

Les grands yeux verts se firent plus brillants, et l’enfant se rua à ses pieds en riant. Il l’installa sur ses genoux, et la fit rebondir en imitant la houle et en chantonnant. Les éclats de rire de la petite firent scintiller le regret au coin de ses yeux. Alors, dans un souffle, il lui murmura :

 

« Oh, ma chère, mon adorable Ada… Que donnerais-je pour retrouver ton innocence ? »