Fin du voyage, aube de l’aventure

Seuls des esprits libres comme le sien, qui auraient payé le prix de leurs efforts et de leur sacrifice, pourraient comprendre, et méritaient de comprendre.

khazen 

En refermant derrière lui la porte barrant son bureau aux curieux de la maison, il soupira d’aise en s’appuyant contre le bois. Il était encore tôt. Aucun son ne faisait vibrer planches et plâtres de la demeure, sa famille dormant sûrement encore à poings fermés. Ces quelques tours de sablier étaient à lui.

 

Là, il n’entendait que la rumeur de l’océan tout proche, et les appels de quelques skells matinales. Il marcha pesamment jusqu’à la fenêtre rougeoyante de soleil levant, faisant rouler ses épaules, étirant sa nuque raidie, encore appesanti par le sommeil. Les lunes pâlies marquaient encore le ciel, et la lumière de l’astre du jour les teintait de nuances rose rouge, se reflétant dans les flots qui palpitaient doucement à l’horizon. Il savourait avec délice ce calme engourdissant, toujours nouveau pour lui.

 

Il restait persuadé que le temps qu’il lui restait à vivre ne lui suffirait pas pour s’habituer à tant de plénitude. Le silence lui offrait cependant un confort indéniable. Il pouvait se concentrer et enfin prendre du temps pour ses projets, lui qui avait toujours donné aux autres et au savoir.

 

Il avait si longtemps connu les clameurs des marins à n’importe quel instant du jour ou de la nuit, les grincements de son navire sous la houle, les appels de chaque créature croisée, le hurlement des vents d’Oelynn ou des flots d’Ulepal… Tous ces bruits rythmant son quotidien étaient devenus si familiers, malgré l’inquiétude qu’ils suscitaient parfois, qu’ils lui manquaient souvent maintenant. Chaque son appelait une image, parfois une fragrance, et toutes les îles qu’il avait approchées avaient éveillé ses sens d’une manière unique. A un point tel qu’il aurait pu les cartographier à partir de ses émotions.

 

Toute sa vie, il avait parcouru les mers, à la recherche du sens de celle-ci. Sa quête prit, au fil du temps, toutes sortes de formes : ce pouvait être le trésor oublié d’un brigand, les traités de science d’une grande bibliothèque, ou le plaisir d’une longue traversée sans but précis si ce n’est la découverte de flots encore inexplorés. Avec son second, il avait même inscrit de nouvelles terres sur les cartes des Terres Connues. Son rêve avait longtemps été de les étendre, mais son équipage et lui ne réussirent finalement qu’à les couvrir de nouvelles taches imprécises. Il s’était rendu à l’évidence qu’il laisserait cet ouvrage à d’autres, qui parviendraient peut-être un jour à faire grandir la notion même d’espace pour les cartographes, tant ces mers semblaient sans limites.

 

Si tout lui laissait globalement peu de regrets et beaucoup de bons souvenirs, quelque chose, pourtant, déclenchait toujours un pincement saisissant en lui, qui courait ensuite dans ses membres comme un frisson. Il savait avoir touché bien trop grand pour que lui seul puisse tout contenir. Ces secrets étaient trop lourds. Il ne pouvait en charger sa famille, de peur de la contraindre à un poids d’une telle ampleur qu’elle n’aurait les armes pour se défendre. La charge morale qu’il portait le terrifiait chaque fois que les distractions ne l’aidaient plus à fuir cette pensée. Comment être sûr qu’il ferait le bien en confiant ce savoir à des inconnus ? Seul un groupe soudé d’individus, sans mauvaises intentions il l’espérait, pourrait peut-être appréhender le cœur du sujet. Lutter suffisamment longtemps, éprouver sa détermination, faire preuve d’esprit, prouver assez de sagesse pour évaluer cette découverte, et ne pas l’utiliser pour faire le mal. Il pouvait seulement imposer ce chemin ardu à ceux qui suivraient, mais sans garantie d’un résultat heureux. Il avait conscience d’offrir comme de maudire avec ce don. Comme une qualité que l’on possède, comme une richesse, ceux qui le trouveraient pourraient en user pour leur compte ou pour le monde, afin de réaliser le meilleur ou commettre le pire.

 

Il savait qu’il avait fait au mieux, ou tout du moins avait fini par s’en convaincre. Ses voyages lui avaient par trop de fois montré que le Gouvernement n’était pas fiable pour qu’on le lui remette, pas plus que tous ces monarques, dont l’ambition de pouvoir plus ou moins visible lui semblait permanente. Seuls des esprits libres comme le sien, qui auraient payé le prix de leurs efforts et de leur sacrifice, pourraient comprendre, et méritaient de comprendre. Il soupira ; même si lui ne serait bientôt plus là pour le voir, il ne pouvait s’empêcher de trembler pour l’avenir, comme Lui avait dû prier et craindre en ces temps oubliés.

 

Il s’étira longuement, pensant peut-être ainsi chasser ces peurs de son corps vieilli, avant d’aller s’asseoir à sa table, constituée de l’établi qui avait voyagé en cabine avec lui tant de cycles. Il retrouvait ses pages où il les avait laissées, copiant inlassablement les mêmes feuillets. Tout serait bientôt terminé. Ce temps passé à parachever son plan trouverait enfin son sens. Il était heureux d’avoir pu mener ce chemin à son terme. C’était devenu, comme une évidence, le but de son existence. L’histoire de ces choses ne pouvait avoir de fin, et la sienne ne devait que permettre que le récit prenne un tournant. Le sens du virage l’inquiétait, mais il n’y pourrait bientôt plus rien. Avant de reprendre de l’encre sur sa tige de boklen pour signer, il se recula lentement pour relire sa page. Un rictus satisfait se dessina sur ses lèvres maigres devant ce texte qu’il avait passé un cycle complet à rendre suffisamment complexe pour éloigner les opportunistes. Ses lettres lui avaient en quelque sorte échappé, et étaient déjà devenues les prochaines gardiennes de son secret.

 

Tout à son œuvre, il n’avait pas entendu les pas s’approcher, mais la porte qui s’ouvrit lui fit lever les yeux. Sa nièce se trouvait dans l’embrasure et le regardait à la dérobée, comme si elle n’avait pas le droit de se trouver là. Attendri devant la petite léfenn de quatre cycles, son sourire s’épanouit derrière sa barbe grisonnante.

 

« Viens par ici, tu peux entrer tu sais. »

 

Les grands yeux verts se firent plus brillants, et l’enfant se rua à ses pieds en riant. Il l’installa sur ses genoux, et la fit rebondir en imitant la houle et en chantonnant. Les éclats de rire de la petite firent scintiller le regret au coin de ses yeux. Alors, dans un souffle, il lui murmura :

 

« Oh, ma chère, mon adorable Ada… Que donnerais-je pour retrouver ton innocence ? »

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