La galette du roi

« Pour qui est cette part ?

Pour moi. »

Cédric ne comprit pas trop pourquoi il devait choisir pour qui allait revenir chaque morceau. Ils n’étaient que trois et tout le monde allait en manger, alors pourquoi s’embêter à ça ?

(attention, cette lecture peut heurter les âmes sensibles)

***

Cédric a six ans et aujourd’hui c’est la première fois qu’il goûte à la galette des rois.
En vérité, ses parents Zoé et Eli lui avaient fait découvrir ce mets éphémère du mois de Janvier depuis deux ans déjà, mais sans pour autant que le petit garçon eût conscience de pouvoir l’apprécier. Cette année, s’affirmant, il ne manquait jamais l’occasion d’exprimer ses goûts, à grand renfort de « Miam, trop bon ! » ou de « Beurk, j’aime pas ! ». Zoé, forte de l’impression que lui avaient laissée les années précédentes, se souvenant avec tendresse du regard gourmand de son petit diablotin, avait poussé l’expérience au point de cuisiner elle-même ce jour-là le dessert de l’Épiphanie. Eli avait réussi à trouver une fève de Blebou, le héros préféré de Cédric, il serait ravi. C’était samedi, tout le monde allait pouvoir profiter de ce goûter en famille. Zoé déboucha une bouteille de cidre, et Eli servit un verre de jus de pomme à Cédric. Le petit jouait aux Lego et rechigna un peu à venir quand on l’appela, malgré sa faim et la bonne odeur de pâte feuilletée maison se répandant jusqu’à sa chambre. Quand au deuxième appel le ton de Zoé se teinta d’impatience et d’une pointe de colère, Cédric abandonna le grand château qu’il était en train de construire et se rendit à la cuisine pour assister à un cérémonial inhabituel. Eli lui indiqua l’espace sous la table plutôt que sa chaise.

« Regarde Cédric, c’est la galette des rois aujourd’hui ! Celui qui trouve la fève devient le roi ! »

Cédric contempla le gâteau rond et blond, à la croûte qu’il imaginait craquer sous la dent comme celle d’un friand au fromage ou d’un poisson pané. Il était dubitatif, mais l’odeur de beurre et de frangipane, qu’il fut bien incapable d’identifier mais qui interpella ses cellules stimulées par le souvenir d’un ancien régal, le firent céder sans discuter à l’étrange proposition d’Eli.

« Pour qui est cette part ?

Pour moi. »

Cédric ne comprit pas trop pourquoi il devait choisir pour qui allait revenir chaque morceau. Ils n’étaient que trois et tout le monde allait en manger, alors pourquoi s’embêter à ça ?

« Pour qui celle-là ? »

Quand enfin il put ressortir après avoir désigné ses parents, Cédric s’assit avec curiosité et impatience devant son assiette. Sa part ressemblait à un énorme bec luisant dont sortait une grosse langue jaune. Cela le fit rire. Zoé sourit en le voyant attraper le gâteau et mordre dedans avec appétit. Elle était bien contente que Cédric ne fût pas comme leur petit voisin qui, aux dires de sa mère, éventrait les parts pour ne manger la galette que s’il avait la fève dans la sienne. Pas de soucis, elle s’était arrangée, en dépit du tirage au sort, pour que la part du roi revint à son cher petit. Tout le monde avait l’air de se régaler. Cuite à point, la pâte était encore tiède et croustillait avec délice. Soudain, la mastication active du petit garçon, qui n’était pas sans rappeler celle d’un rongeur, se figea. Crac. Des larmes. Ouille, il avait mordu pile sur la fève. Le temps de récupérer l’objet incriminé qui, s’avérant être Blebou, obtint le pardon de l’enfant, on sècha les pleurs dans un mouchoir tout doux. Mais Cédric se mit à bouder, il n’avait plus très faim, et voulait retourner jouer aux Lego. Eli sauva la situation, en le coiffant d’une couronne en carton doré.

« Voilà, c’est toi le roi ! »

Cédric retira la couronne, et la contempla avec fascination avant de la reposer avec précaution sur sa tête.

« Il faut que tu choisisses une reine », fit sa mère, minaude.

Cédric la regarda, puis son père. Ses yeux, tristes, déçus, se posèrent à nouveau sur elle.

« Je peux pas, y’a que toi et vous êtes mariés. »

Ses parents rirent.

« Ce n’est pas grave ! Aujourd’hui, c’est toi le roi, et tu peux faire ce que tu veux !

– Ah bon ? »

Cédric se leva et regarda ses parents, et la pièce qui les entourait, très concentré. Il avait toujours rêvé d’être le roi, certes, d’un château en Lego, et d’imposer son joug à un royaume tout entier.

« Papa, débarrasse la table ! »

Eli fit un clin d’œil à Zoé, et s’exécuta. Cédric jubilait, fier de son pouvoir, et ne tarda pas, la corvée effectuée, de renchérir :

« Papa, fais mes devoirs ! »

Cette fois, Eli ne s’était pas laissé faire, il ne fallait pas abuser.

« Non, Cédric, ce sont tes devoirs, pas les miens. Et puis, si je suis « Papa », je suis le père du roi, qui a quand même des privilèges lui aussi, et le droit de refuser. »

Cédric fixait maintenant son père d’un air sombre.

« Tu n’es plus Papa alors, tu es Eli, voilà. Eli, fais mes devoirs ! 

Non Cédric, tu n’as pas compris. C’est juste pour s’amuser. »

Eli se tourna vers Zoé, qui haussa les épaules. Cédric était un garçon si calme et gentil, pourquoi s’énervait-il à en devenir aussi désagréable ?

« Mais moi, je m’amuse ! »

Le petit garçon monta sur sa chaise, comme sur une estrade surplombant son peuple.

« Je vous ordonne de…

Stop Cédric, ça suffit !

Eli commençait à s’énerver vraiment maintenant. Zoé cherchait désespérément quelque chose pour occuper son fils et lui faire oublier cette mauvais blague, en vain.

« Tais-toi, esclave ! Et fais ce que je te dis ! »

Eli leva le bras vivement, et s’arrêta juste avant de gifler son garçon, qui s’affaissa sous la menace. Au lieu de cela, il lui arracha la couronne.

« Voilà, stop, on arrête avec ça. »

Il avait le souffle court, conscient d’avoir failli perdre pied.

« Non ! »

Cédric bondit en direction de la couronne, manquant tomber de sa chaise, et voulut l’arracher à son père, ce qui eut pour effet de déchirer le carton.

« Et bien, bravo ! Voilà, tu as eu ce que tu méritais ! », éclata Eli tandis que Cédric se mettait à pleurer.

« Va dans ta chambre, et qu’on ne te revoie pas d’ici dîner ! »

Cédric courut s’enfermer avec ses Lego. Dans ses jeux, personne ne contredisait le roi, qui avait toute puissance. Comment gardait-il ce pouvoir et l’imposait-il à ses sujets ? Il n’avait même pas pu profiter personnellement de son règne…

La fin de l’après-midi passa tristement. Zoé n’échangea que des banalités avec Eli, dans l’espoir vain de le détendre. Elle était d’accord avec sa manière de réagir au caprice de leur fils, mais ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir un peu d’avoir fait voler en éclat ce moment en famille. Mais Eli était-il responsable ? Cédric avait-il été excessif dès le départ ? Elle avait du mal à le déterminer. Souhaitant ramener le calme, elle décida de cuisiner le plat préféré de Cédric, des pâtes au citron avec du poulet.
Quand ce fut le moment de dîner, la mine fermée du petit garçon s’illumina en découvrant son assiette pleine.

« Ouah, tu m’as écouté !?

– Oui. Je t’ai entendu », lui répondit Zoé, un peu perplexe sur le choix des mots de son fils. Ils n’avaient pas parlé depuis le goûter houleux, mais elle avait simplement pensé que cela lui ferait plaisir. Apparemment c’était le cas.
Eli ne fit pas l’effort de faire la conversation, et Zoé remarqua que Cédric n’accorda pas un regard à son père. Les choses iraient sûrement mieux demain…

Zoé vint ensuite surveiller son fils pendant son bain, et mener avec lui l’expédition marine de ses figurines de chevaliers. Ravi de passer un moment privilégié avec elle, Cédric la gratifia d’un « je t’aime, Maman » quand elle lui sécha les cheveux. Il était si mignon qu’elle céda et le serra bien fort dans ses bras. « Moi aussi je t’aime, mon chéri.»

Tout le monde devait s’être endormi, maintenant. Seulement, quelqu’un avait attendu que les autres dorment, puis s’était levé. C’était Cédric. Passant par la cuisine, il alla jusqu’à la chambre de ses parents. Ils dormaient tous les deux sur le dos, alignés, un peu comme les filles de l’ogre dans le Petit Poucet. Il s’approcha du chevet de son père, et leva son bras, terminé par l’éclat de la lame du couteau de cuisine. Le même qui, un peu plus tôt, avait servi à couper les parts de galette des rois. Alors il abaissa son arme sur la gorge, le visage, la poitrine de son père. Surpris en plein sommeil, Eli glapit, hoqueta, et succomba rapidement, peut-être même sans comprendre ce qui venait de se passer.
Certain maintenant qu’il ne le dérangerait plus, Cédric fit le tour du lit. A la lumière de la lune qui passait le filtre du store, le petit garçon répara d’un bout de ruban adhésif la couronne récupérée dans la poubelle. Puis il la posa sur la tête de sa mère, que le tumulte n’avait pas éveillée. Il l’embrassa sur le front et chuchota lentement :

« Tu es ma reine. »

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